25. Mars 2010
« On ne peut pas simplement tirer un trait »
La saga dIG-FARBEN sur DVD
Au milieu des années 80 le cinéaste Bernhard Sinkel a rouvert un chapitre sombre de lhistoire de lindustrie allemande et consacré un téléfilm en plusieurs épisodes à lentreprise dassassins IG FARBEN dont BAYER a été cofondateur. Ce film existe désormais en DVD.
par Burkhard Ilschner
Le 65ème anniversaire de la libération dAuschwitz, fin janvier, a fourni à de nombreux médias loccasion de se pencher sur la brutale machine dextermination mise en place par le nazisme. Mais on a rarement entendu dire que ce camp nétait pas seulement un « produit » du régime nazi, mais aussi pour une part essentielle celui dIG FARBEN. Cest expressément pour cette gigantesque firme que fut construit à partir de 1940 le camp dAuschwitz III (Monowitz) où lon fabriquait du caoutchouc (Buna) et de lessence synthétique, ce qui permit à Hitler de prolonger la guerre.
Quelques jours avant lanniversaire de la libération du camp est sorti un DVD-collector qui retrace dune façon saisissante et émouvante ce sombre chapitre de lhistoire de lindustrie allemande. Il y a presque 25 ans que lauteur et réalisateur Bernhard Sinkel, qui vient de fêter ses 70 ans, se collette dans ses films avec lhistoire dIG FARBEN. « Pères et fils » – cétait le titre du premier téléfilm en 4 épisodes, diffusé pour la première fois en 1986, qui vient enfin de sortir en DVD à loccasion des 70 ans de Sinkel. « On ne peut pas simplement tirer un trait » – voilà selon une interview récente ce qui a poussé Sinkel à se lancer dans ce projet au milieu des années 80.
Le sujet de cette « saga familiale » hors du commun est un épisode de lhistoire de lAllemagne et de son industrie traité par le biais dun clan fictif dindustriels de la chimie entre le début et le milieu du XXème siècle. Sous la gestion patriarcale de lindustriel Carl Julius Deutz (Burt Lancaster) lentreprise et la famille Deutz traversent lAllemagne wilhelminienne et la Première guerre mondiale. Dune part la « synthèse de lammoniac » réduit la dépendance de lEmpire à légard des importations de salpêtre, indispensables pour fabriquer explosifs et munitions ; le procédé qui porte le nom officiel de ses inventeurs, Fritz Haber et Carl Bosch, est dans le film luvre du gendre de Deutz (Bruno Ganz). Dautre part Sinkel montre avec un cynisme de bon aloi la recherche sur les gaz toxiques et les tests y afférents menés par la firme Deutz. Le fils du patriarche, Friedrich Deutz, échappe certes de peu à la mort après une expérience héroïque sur lui-même, ce qui ne lempêche pas de faire des affaires avec le produit par la suite. Longtemps le patriarche entêté se refuse à la coopération patriotique pratiquée par son fils et son gendre avec les concurrents et aux tentatives de fusion pour constituer lIG FARBEN (un projet en réalité initié par celui qui dirigeait Bayer à lépoque, Carl Duisberg.) En vain : après la mort du vieux Deutz, ses deux héritiers, devenus les dirigeants dIG, amènent, parfois avec avidité et enthousiasme, parfois avec hésitation, le konzern géant à collaborer avec les nazis, pour de nouveaux profits de guerre et surtout pour la machine dextermination « IG Auschwitz ».
Le film sachève sur les Procès de Nuremberg, où comparaissent en 1947 les dirigeants dIG, et ne laisse planer aucun doute sur le fait que les managers criminels sen sont tirés avec des peines (trop) légères. Sinkel traite ce sujet brûlant en mini-feuilleton télévisé typique – avec chagrins damour et jalousie, adultères et intrigues, deuil et joie débordante. Cest cela qui rend ce film si impressionnant. Le spectateur voit que des hommes prêts à marcher sur des cadavres – au sens littéra l- pour augmenter leurs profits sont aussi des êtres humains avec leurs forces et leurs faiblesses ; il voit des membres de leur entourage les critiquer ou se détourner deux, sans quen définitive cela change rien à leur avidité et à leur absence de scrupules. « Pères et fils » est une uvre éblouissante, aussi bien par sa distribution que ses décors. Cest un manifeste émouvant, mais aussi contradictoire. Cest une fulgurante peinture de murs et de société mais aussi une soap qui dure presque neuf heures et qui alternativement renaît sans cesse delle-même et conduit « ad absurdum ». Et cest une mise en accusation à la fois si résolue et si propre à éveiller des doutes quelle contraint véritablement les spectateurs/trices intéressé-e-s à se colleter en profondeur avec lhistoire dIG FARBEN. Un divertissement télévisuel qui pousse à sintéresser à la politique et à sengager. Tout ceci fait de « Pères et fils » une uvre importante et trop peu connue de nos jours. Certes les quatre épisode ont déjà été diffusés en 1986, certes ARD, 3sat et WDR chaînes publiques allemandes, Ndlt ont chacune repris une fois la série entre 1990 et 2000 – mais cest tout. Pendant 10 ans nous ne lavons vue sur aucune de nos chaînes publiques, dordinaire si portées sur les rediffusions. Ce qui a rapidement ouvert la porte à des spéculations. Dès 2006 un forum Internet supputait que « la firme IG FARBEN, qui existe toujours, (…) a pu user de son influence et (…) empêcher une rediffusion. » Ces rumeurs se sont nourries de certaines publications, par exemple celle de Lutz Hachmeister, ex-directeur de Grimme (entreprise leader dans les machines pour la culture des pommes de terre, Ndlt)). Dans un bilan datant de 1993 il faisait allusion à lirritation quavait causée à certains sponsors, par exemple les CHEMISCHEN WERKE HÜLS AG, de Marl, lune des entreprises née du dépècement de la firme IG FARBEN par les Alliés, la projection de la série de Sinkel à lInstitut Grimme en 1987). Alors que Hachmeister na pas répondu aux questions de lauteur relatives à ce sujet, Sinkel lui-même, à qui lon a demandé son avis, a rejeté ces assertions comme étant « difficiles à prouver » et leur préfère une thèse plus anodine. Dans la récente interview incluse comme bonus dans le DVD il remercie expressément la WDR des années 80 qui lui avait laissé les mains entièrement libres, et regrette que les programmes actuels semblent rebelles à des films aussi longs que « Pères et fils » sans aucun égard à leur qualité intrinsèque.
Pour ce qui est de la qualité : « Pères et fils », grâce à son magnifique casting, brille par de nombreux passages qui rendent indispensables de le revoir plusieurs fois. Il y a les hauts et bas passionnés du clan Deutz, par exemple laffrontement entre le patriarche et Georg, son petit-fils renégat, lhistoire damour entre Charlotte (Julie Christie), la mère de Georg, et lami de son fils, Max Benheim (Hannes Jaenicke). Tout aussi impressionnantes sont quelques scènes politiques, par exemple la profession de foi patriotique de Bernheim, le banquier juif de lentreprise (Martin Benrath, dans le rôle du père de Max), qui cherche dans un premier temps à minimiser la persécution nazie (« La canaille sexcite, puis la canaille se calme »), puis laffronte avec fierté (« Je voudrais être jeté par-dessus le grand escalier ») – et finit cependant par en être victime.
La méticuleuse description des collusions entre lallemande IG FARBEN et la STANDARD OIL US, qui à partir de 1945 a fortement influencé les procès de Nuremberg et la structuration de lindustrie chimique, nous ouvre également les yeux. Sinkel campe de manière saisissante Heinrich Beck, chimiste génial mais déchiré : il est pris dune joie enfantine à la vue de ses succès scientifiques ou de son Prix Nobel, se montre fluctuant quant à la coopération avec les nazis, passant avec la même vraisemblance dune complicité résolue et cynique à un désespoir diffus et alcoolisé – un rôle dans lequel quelques critiques, en 1986, ont voulu voir des éléments du caractère de Fritz Haber et Carl Bosch et dont lintensité serait impensable sil nétait interprété par le génial Bruno Ganz.
Dun point de vue contemporain, lune des plus remarquables bizarreries de ce film est sans doute de faire revivre cette discussion historiquement attestée entre Beck et Adolf Hitler, où le manager dIG FARBEN venu quémander la vie sauve des scientifiques juifs travaillant pour lui, se fait jeter de la Chancellerie du Reich. Cette dispute a réellement eu lieu entre Carl Bosch et Hitler – dans le film cest Hans Brenner qui joue le rôle de Hitler face à Bruno Ganz (interprète de Beck), qui devait 18 ans plus tard jouer à son tour le Führer dans « Der Untergang (La chute) ». En résumé on peut considérer luvre de Sinkel, enfin à nouveau accessible, comme un règlement de comptes inhabituel : lemballage « saga familiale », qui donne parfois limpression datténuer les faits, la détruit aussitôt par la brutale mise en scène des crimes dIG FARBEN.
À la fin les comptes – historiques et politiques – ne sont pas réglés. Et Sinkel ne fait pas allusion seulement aux verdicts rendus à Nuremberg, mais aussi au fait que nombre de dirigeants dIG FARBEN ont largement contribué à la construction économique de la RFA. Il souligne la puissance actuelle de firmes telles que BAYER, BASF, ou encore HOECHST (aujourdhui SANOFI-AVENTIS), ex-composantes dIG FARBEN. Et le bonus consacré à IG FARBEN révèle que cette firme comme « société en liquidation » na en fait jamais été définitivement liquidée, mais continue à être cotée en Bourse. On ne précise cependant pas que cette prolongation de lexistence dIG FARBEN a contribué durant des décennies à bloquer les dédommagements dus aux travailleurs et travailleuses forcés. Et lon ne parle pas davantage des affaires actuelles (édifiées sur les anciens profits dIG FARBEN) que réalisent BAYER et autres successeurs dans les domaines de lagrochimie, des technologies génétiques ou de lindustrie pharmaceutique ni de leurs conséquences sociales et écologiques. On ne peut pas encore tirer un trait.
Sinkel, Bernhard: „Pères et fils – une tragédie allemande“; avec entre autres Bruno Ganz, Dieter Laser, Martin Benrath, Burt Lancaster, Julie Christie.; Copyright 1986 Bavaria Atelier GmbH pour la WDR; éditée par la Studio Hamburg GmbH, 2010, dans la série dARD „Große Geschichten (Grandes histoires), (27ème partie) ; 4 DVD avec un livret de 20 pages et un bonus (documentaire sur la maison IG-FARBEN, interview de Bernhard Sinkel). 525 minutes. En allemand et anglais. Commander ici Große Geschichten 27 – Väter und Söhne – Eine deutsche Tragödie, 30,99
Traduit par Michèle Mialane, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala